L'Ankou 2

Patrick Caudal

[NS] Fañch Kemener à ne pas confondre avec Yann-Fañch Kemener Fañch Kemener François Kemener c’est le recteur de la paroisse des Bretons de Paris la mission bretonne c’est un ami à moi. les histoires que je vais vous raconter je les tiens de Fañch Kemener. Fañch Kemener il nous a raconté par une nuit de janvier un peu comme celle-là dans une lande à Carnac au bas bout des alignements vous savez dans ces champs délaissés où ont poussé des arbres de pierre on ne sait pas trop comment à gauche une rangée de cailloux à droite la lisière d’un bois de pins maritimes. au-dessus de nos têtes un ciel d’un bleu azur et le soleil qui brillait et tout autour un vent avec une de ces morsures une vraie morsure de loup une nuit de janvier quoi. il me parlait des Anaons justement le peuple des âmes pour des Bretons mais le roi des Anaons c’est l’Ankou ur paotr an Ankou Ankou le père l’Ankou vous le connaissez l’Ankou? [end]

[mumbling: pas personnellement] [end]

[NS] vous savez qu’en Bretagne il va dans ce qu’on appelle [audience laughter] henchou an marv les chemins des morts hag ar bev et de la vie les chemins de la mort et de la vie ces chemins qui sont bordés de haies vives qui font murailles jusqu’au-dessus. il est il traverse ces chemins sur sa charrette karrigell an Ankou la charrette de l’Ankou mais il ne va pas que sur la terre l’Ankou. il va aussi sur la mer et le navire qu’il emprunte pour venir à nous on l’appelle le Bag-Noz le bateau de nuit et c’est une histoire de Bag-Noz que Fañch Kemener m’a racontée sur la lande à Carnac une nuit de janvier. an amzer dro an Ankou sko le temps passe l’Ankou frappe avec ces mots je largue les amarres d’un conte noir noir comme une nuit de tempête. le Piton était pilote dans le Raz de Sein de père en fils. c’était tout ce qu’il y a de plus normal. leur maison elle était au ras de l’eau sur l’île de Sein l’île de Sein la petite sœur d’Ouessant. face au bout du monde Penn Ar Bed en Breton. la Pointe du Raz et la Pointe du Van et entre les deux la Baie des trépassés ar bae an Anaon la Baie des Anaons l’embarcadère des âmes vers les îles de l’ouest pour les Bretons. l’histoire a commencé par une nuit de janvier mille neuf cent dix-huit sur le Golfe de Gascogne il soufflait un ouragan comme rarement on en avait vu. et l’Amalia un trois-mâts barque espagnol s’est trouvé pris dans les vents dans le golfe il a mis à la cape il a ramené les voiles et il a chassé pendant trois jours devant la tempête. et les vents et la mer l’ont acculé au Ras de Sein. dans ce petit bras d’eau hérissé de récifs acérés quand ils ont vu ça les Seinants ont sauté sur leurs canots et il y a une flottille de secours qui s’est formée mais il n’avait pas eu le temps d’aller bien loin qu’une grosse lame grise est passée par-dessus le pont de l’Amalia a brisé les ponts emporté des mâts. le vent a fait le reste. il a poussé la coque démâtée sur un récif et l’Amalia s’est brisé. en quelques secondes il a coulé. mais il ne s’était pas écoulé une minute qu’un autre navire est apparu à l’horizon. alors les Seinants ont mis le cap vers lui. il avait l’air en perdition aussi celui-là il gitait méchamment à bâbord mais toutes ses voiles étaient dehors. à l’avant il y avait un fanal qui jetait des lueurs bleues et grises. au ras de la crête moussue des vagues et on entendait des cris qui venaient du bateau et on voyait des marins qui étaient sur le pont et qui agitaient leurs bras dans le vent et ça hurlait dans toute les langues de la mer [end]

[DD] au secours au secours [end]

[NS] la flottille est arrivée elle a voulu accoster et à ce moment-là [clicks fingers] le bateau a disparu et [clicks fingers] il a réapparu dans un autre azimut. les marins ont remis le cap vers lui ils ont voulu encore accoster mais à ce moment-là [clicks fingers] la brume l’a fait disparaître on ne voyait plus que le pilote à l’arrière qui tenait la barre et encore une fois le navire a disparu on (n’)a plus entendu que les hurlements d’une meute de chiens dans la nuit et les marins quand ils ont entendu les chiens tous ils sont rentrés au port à l’île de Sein parce qu’ils n’avaient pas envie d’aller grossir le rang de l’équipage du Bag-Noz le bateau de nuit le bateau de l’Ankou. ces chiens qu’on entendait hurler c’étaient les chass ar gueden les chiens des Equinoxes les gardiens des marins de l’équipage du Bag-Noz. l’Ankou venait chercher son trophée une pleine batelée de noyés. le lendemain la mer avait ramené sur les côtes de l’île les débris de l’Amalia et quelques corps aussi. les Seinants sont sortis ramasser toutes les dépouilles qui flottaient à gauche à droite ils les ont enterrées et il se sont partagés les épaves. les effets des morts ne leur servent plus à rien. le grand-père Piton comme il avait été parmi les plus courageux pour essayer de sauver l’équipage de l’Amalia il a eu un morceau de choix on lui a réservé une grande armoire et sur la porte centrale de cette armoire il y avait un miroir et pas n’importe quel miroir un miroir diamant avec des angles biseautés. des miroirs comme celui-là à Sein on (n’)en avait jamais vu. alors le grand’père Piton il a mis l’armoire dans la plus belle pièce de sa maison la chambre du capitaine qu'on l’appelle parce que c’est là qu’on reçoit les hôtes de marque. les gens de la grande terre de la famille quand ils viennent à l’île de Sein ou bien les négociants à homards les capitaines au long cours et quelques semaines plus tard ils ont reçu une lettre de la filleule du grand-père Piton Marie Dagorne une fille d’Audierne une fille de la ville elle leur annonçait qu’elle partait aux Amériques mais qu’avant de partir aux Amériques elle allait leur rendre visite pour la fête du saint patron de Sein Saint-Gwenole et le jour dit la grand-mère elle était au bout de la jetée elle attendait la filleule. elle est arrivée et la grand-mère lui a pris ses bagages [end]

[fDD] oh Marie qu’est-ce que je suis contente de te voir tu vas voir on t’a réservé une surprise dans la chambre du capitaine il y a une belle armoire [end]

[NS] elle a emmené la filleule chez eux elle l’a amenée jusqu’à la pièce de l’étage elle a posé les bagages elle a ouvert la porte et elle lui a dit [end]

[DD] tiens regarde. mais cette armoire j’ai j’ai pourtant je l’ai nettoyée ce matin [end]

[NS] la surface du miroir était couverte de buée. l’eau perlait même par endroits [end]

[fDD] t’en fais pas grand-mère c’est juste un peu d’humidité [end]

[fDD] ça doit être ça [end]

[NS] et la grand-mère a laissé Marie. n’empêche que le soir au moment de se coucher ça l’embêtait toujours [end]

[fDD] dis donc grand-père le miroir là-haut il y a quelque chose de pas naturel il pleure [end]

[fDD] il pleure mais évidemment ça pleure pas le verre ça sue un peu quand il fait chaud mais ça pleure pas [end]

[fDD] mais je te dis qu’il pleure grand-père le miroir [end]

[fDD] mais cette pièce elle est humide [end]

[fDD] humide ? en plein mois de juillet ? ça va pas non non non non il y a quelque chose de pas normal qui se passe [end]

[DD] oh fiche-moi la paix [end]

[NS] qu’il a fait le grand-père et il s’est retourné lui a montré son dos et quelques minutes après il attaquait la gavotte des dormeurs en ronflant un bon coup. le lendemain matin le soleil n’est pas n’était pas encore levé que le grand-père et la grand-mère étaient déjà debout la grand-mère elle se préparait la coiffe des îliennes de Sein une coiffe compliquée pour laquelle il faut une pleine bottelée d’aiguilles [end]

[fDD] tiens écoute grand-père on dirait qu’elle est déjà levée [end]

[fDD] oui elle a l’air drôlement contente même tu entends [audience coughing: oui] elle chante c’est que elle a dû apporter une belle toilette pour nous en remontrer à nous autres les îliennes [end]

[NS] (et) de l’étage on entendait une voix qui chantait pa guz ann heol pa goenv ar mor me oar kana war dreuz ma dor pa oann iaouank me a gane pa ’z onn deut koz, me gan ive mard-eo gan-in stouet ma bek me gan enn noz, me gan enn de mard-eo gan-in stouet ma bek mard-eo gan-in stouet ma bek la la na na ti na na na au ras de la maison par la fenêtre ouverte les grand-parents ont vu une ombre qui passait sur l’eau. une grande ombre celle d’un bateau toutes voiles dehors qui gîtait méchamment à bâbord [sound effect=scream] [audience some laughter] [end]

[fDD] Jésus Marie [end]

[NS] le grand-père (et) la grand-mère se sont précipités ils ont monté l’escalier quatre à quatre ils sont arrivés à l’étage ils ont poussé la porte et là ils ont trouvé leur filleule agenouillée à trois pas de l’armoire [end]

[fDD] elle l’a touché elle l’a touché [end]

[NS] et dans le miroir de l’armoire ils ont vu la silhouette d’une femme à la longue chevelure brune dégoûtante d’eau. sa main revenait vers sa cuisse entre le miroir et Marie des gouttes d’eau sur le cou de Marie des gouttes d’eau salée [end]

[fDD] c’est rien Marie c’est rien Marie on va aller à la fête de Saint-Gwenole [end]

[NS] et le grand-père et la grand-mère ils ont emmené Marie à la fête de Saint-Gwenole ils s'y sont pas beaucoup amusés. le cœur n’y était pas le lendemain ils ont raccompagné Marie à l’embarcadère elle a pris le bateau pour Brest et le surlendemain elle partait pour les Amériques les semaines ont passé une lettre est arrivée des Amériques on leur apprenait que Marie Dagorne était morte là-bas de la grippe espagnole. grand-père il a rien dit il s’est juste souvenu que l’Amalia c’était un un trois-mâts barque espagnol. le lendemain il est allé voir le médecin du bourg il lui a dit [end]

[DD] médecin qu’est-ce que c’est que la grippe espagnole ? [end]

[NS] ben Piton la grippe espagnole c’est un peu comme la noyade. tes poumons se remplissent et puis c’est la fin [end]

[NS] le grand-père est rentré chez lui il est monté à l’étage il est allé dans la chambre du capitaine il a empoigné l’armoire il lui a fait dégringoler l’escalier il l’a amenée jusqu’à une fenêtre et de la fenêtre il l’a fait culbuter dans la mer. puis il est ressorti il est allé à la mairie il a demandé le registre des noyés dans le Raz de Sein et il a ajouté un nom à la plume Marie Dagorne. et à compter de ce jour plus jamais les îliens n’ont voulu se partager les épaves d’un naufrage dans lequel il y avait eu mort d’homme. ils avaient trop peur eux aussi de revoir passer au ras de leurs maisons l’ombre d’un navire toutes voiles dehors gitant méchamment à bâbord et an amzer dro an Ankou sko le temps passe l’Ankou frappe [end]