La Compagnie des Loups
Jacqueline Guillemin
[NS] cet hiver-là il a fait froid beaucoup plus tôt que d’habitude dans ce pays de montagnes de forêts et de brumes on pouvait déjà voir le rouge-gorge sur la bêche du jardinier c’était un temps difficile même pour les loups et bien malgré ce temps cette gamine têtue a voulu aller voir sa grand-mère de l’autre côté de la forêt à au moins deux heures de marche pénible elle a préparé un panier de gâteries pour sa grand-mère recluse elle y a mis des petits fromages de chèvre un pot de confiture de mûres une bouteille de vin de noix et des galettes cuites sur la pierre chaude du foyer. elle a ajouté le grand couteau de cuisine on ne sait jamais elle s’est enveloppée dans le châle épais que lui a tricoté sa grand-mère elle a pris ses galoches parce qu’elle aime le bruit des semelles de bois sur le sentier et elle a vérifié qu’elle a bien sa petite chaîne d’or autour du cou et la petite croix qui la protège et elle est partie. son père aurait dû lui défendre. son père il est de l’autre côté de la forêt à casser du bois il a autre chose à faire. sa mère sa mère c’est sa petite dernière elle ne sait rien lui refuser et la forêt se referme sur elle comme une paire de mâchoires. et elle marche et elle s’attarde à regarder la dernière feuille jaunie qui tient encore à l’arbre et qui tourne comme une toupie. elle croise un faisan qui disparaît dans les buissons et elle entend le hurlement des loups elle prend son couteau elle attend. pas de loups mais le buisson qui est devant elle bouge et ce n’est pas un loup qui saute c’est un chasseur qui bondit qui s’incline devant elle mi-moqueur mi-flatteur et qui éclate de rire en voyant le couteau qui dépasse du panier elle a remarqué ses dents blanches et pointues il lui demande où elle va [end]
[fDD] je vais chez ma grand-mère de l’autre côté du bois j’en ai encore pour plus d’une heure [end]
[NS] il lui propose de l’accompagner elle n’a jamais vu un garçon aussi beau dans son village elle accepte. au bout de quelque temps ils bavardent comme deux vieux amis il lui propose de porter son panier il assure que son fusil sera beaucoup plus efficace que son vieux couteau elle lui tend son panier. déjà la nuit tombe [end]
[DD] je te parie que si je prends le chemin à travers les fourrés et si toi tu continues ce sentier j’arriverai avant toi à la maison de ta grand-mère [end]
[NS] elle ne le croit pas il lui montre sa boussole [end]
[fDD] elle marque le nord on se trompe jamais [end]
[NS] elle ne le croit pas [end]
[fDD] et si je gagne mon pari que me donneras-tu ? [end]
[fDD] que voulez-vous ? [end]
[fDD] un baiser [end]
[NS] elle rougit autant que son châle et elle baisse les yeux quand elle les relève le chasseur disparaît dans les fourrés avec son panier il commence à faire nuit mais elle n’a aucune crainte elle flânerait plutôt peut-être pour perdre son pari. quand elle arrive devant la maison de sa grand-mère enfin elle frappe à la porte elle entre elle est déçue c’est lui qui a perdu son pari sa grand-mère est là seule comme d’habitude près du feu dans son grand fauteuil enveloppée dans sa couverture sa bible fermée à côté d’elle. elle se retourne pour la regarder elle a des lueurs rouges dans les yeux mais c’est peut-être le reflet des flammes [end]
[fDD] grand-mère comme vous avez de grands yeux [end]
[fDD] c’est pour mieux te voir mon enfant [end]
[NS] mais ce qu’elle voit elle près de la cheminée c’est son panier et là entre deux bûches non consumées cette mèche de cheveux blancs et c’est lui qui bondit qui retire la couverture qui se plaque contre la porte pour l’empêcher de sortir [end]
[fDD] où est ma grand-mère? [end]
[fDD] mais il n’y a personne ici. que nous deux ma chérie [end]
[NS] et elle entend tout près les loups qui chantent à la lune [end]
[fDD] tu veux voir mes frères loups ? [end]
[NS] il ouvre la fenêtre et elle voit des dizaines d'yeux qui la regardent qui brillent et des silhouettes efflanquées dans le carré de chou elle a peur mais ça ne sert à rien d’avoir peur elle fait glisser son châle [end]
[fDD] jette-le au feu tu n’en as plus besoin [end]
[fDD] ma robe ? [end]
[fDD] jette-la au feu [end]
[fDD] mes galoches ? [end]
[fDD] jette-les au feu tu n’en as plus besoin [end]
[NS] il lui tend les bras [end]
[fDD] comme vous avez de grands bras [end]
[fDD] c’est pour t’embrasser [end]
[NS] et c’est elle qui lui donne son premier baiser qu’elle lui doit et elle remarque une fois de plus ses dents pointues [end]
[fDD] comme vous avez de grandes dents [end]
[fDD] ça c’est pour te croquer mon enfant [end]
[NS] dehors c’est une lune de l- de neige c’est la nuit d’Halloween la nuit des loups garous. au village on s’inquiète il est plus de deux heures du matin et la petite n’est pas rentrée le père prend son fusil la mère le suit ils traversent la forêt quand ils arrivent ils voient la fenêtre ouverte et des lueurs sur les murs du feu qui s’éteint. un grand loup gris sort par la fenêtre alors le père ajuste son fusil il rate son coup mais un deuxième loup le suit le père l’ajuste il rate mais c’est la mère qui a mis sa main pour faire dévier le bras elle a reconnu au cou du deuxième loup la petite chaînette d’or [end]